Introduction

Lorsque j’ai commencé à réfléchir à cette conférence sur la Charité et l’urgence de la rencontre de Dieu, dans le cadre d’un colloque sur les « fins dernières », deux scènes m’ont habitées.

La première touche à l’histoire de la fondatrice des Sœurs Auxiliatrices. En 1871, aux derniers moments de sa vie, le jour où elle reçoit l’extrême onction, Marie de la Providence transmettait en testament à ses sœurs cette consigne : « Je leur recommande la charité, la charité, la charité ». Son sens spirituel rejoignait ainsi la prière de Paul à la communauté de Philippes : « Que votre charité, croissant toujours de plus en plus, s’épanche en cette vraie science et ce tact affiné qui vous donneront d’apprécier les vraies valeurs ; ainsi vous parviendrez, purs et sans reproches, au Jour du Christ, dans la pleine maturité de ce fruit de justice que nous portons par Jésus-Christ, pour la gloire et la louange de Dieu. » (Phi 1, 9-11).

La seconde scène se déroule à la fin du film de Maurice Cloche « Monsieur Vincent ». C’est le moment où Vincent de Paul, en conversation avec la vieille reine Anne d’Autriche, fait le bilan de sa vie. Usé par le travail et les années, Monsieur Vincent évoque la mort prochaine et son désir de voir Dieu. Dans un magnifique dialogue écrit par Jean Anouilh : lui l’apôtre de la charité moderne, sous l’horizon de sa propre mort, ose confesser « mais, j’ai fait si peu ! » et s’en remet au jugement de son Créateur et Seigneur.

Si j’évoque ces deux scènes, c’est qu’elles ont ouvert pour moi la voie d’un questionnement. Qu’il y ait un lien entre la perspective de la mort et celle de la charité c’est la conviction qui s’imposait à moi par le biais de ces deux scènes. Une charité qui se décline en régime chrétien selon les deux tables, celle qui commande l’amour de Dieu et celle qui commande l’amour du prochain. Restait alors à vérifier la fécondité de la reprise de la question de la charité sous le signe de la mort pour une vision renouvelée des fins dernières d’une part et du lien entre les deux tables de l’autre.

I. L’urgence de la rencontre de Dieu sous le signe de la mort

Du côté de la rencontre de Dieu

Penser l’articulation entre charité et horizon de la mort, c’est rejoindre toute la tradition spirituelle qui affirme l’impossibilité de voir Dieu sans mourir. Seule la mort peut sceller la rencontre définitive avec Dieu. La foi ne voit qu’en énigme à l’horizon d’une promesse. Le désir de voir Dieu et de le rencontrer, s’inscrit dans une tension eschatologique. Nous n’avons, dans le mystère de la foi, pas d’autres signes que la parole écoutée, le pain rompu où Dieu se donne et se livre et le visage du frère où se dit énigmatiquement celui du Christ.

Penser l’articulation entre charité et horizon de la mort, c’est rejoindre aussi la tradition qui pose que c’est seulement à l’aune de la charité qu’une vie peut être jugée. « L’eschatologie ne fait pas semblant » écrivait Joseph Caillot, « elle sait que tout homme, pécheur et fini doit “goûter la mort” pour que son existence puisse trouver son sens plénier dans la lumière de la miséricorde divine. »(1) La foi et l’espérance qui valent pour le temps présent sont appelées à disparaître… Seule la charité ne passera pas dit l’apôtre Paul aux Corinthiens (1 Co 13, 8-13). C’est ce que chacun finit par croire face à la mort d’un proche. L’existence de cet être qui vient à manquer ne peut pas se résumer au simple souci d’être. Ce qui importe pour chacun, c’est de quelle manière cette personne a aimé et a été aimée.

Mais le risque existe, et il a souvent été couru dans l’Église, de réduire la perspective eschatologique à celle du salut individuel. Or, comme nous le savons bien, la venue du « Jour du Christ » annoncé par saint Paul aux Philippiens n’est pas à confondre avec le jour de la mort personnelle de chacun. Cependant, comme le numéro 220 de la Maison Dieu sur les « Ouvertures eschatologiques du 3 e millénaire » l’a montré, la théologie contemporaine est confrontée à la disparition d’un imaginaire longtemps disponible sur les fins dernières. Pour y faire face, la réflexion eschatologique tend à porter plus sur l’inattendu de Dieu à l’intérieur des horizons de l’histoire que sur ce qu’on appelle l’au-delà qu’on attend dans la foi. D’ailleurs, les textes récents du magistère sont prudents. Ils préconisent de ne pas se laisser impressionner par les représentations héritées de la tradition (2) . Pourtant, la proposition eschatologique, ne perd pas toute signification : nous en avons tous fait l’expérience, là même où nous partageons avec nos contemporains, l’épreuve d’un avenir « infigurable » (3) , l’annonce de la foi vécue et célébrée maintient l’inespéré d’une promesse et d’un avenir. Foi et espérance continuent d’affirmer aujourd’hui qu’un amour nous est promis et qu’il nous a déjà été offert en Jésus-Christ. Oui, en Jésus-Christ, le Royaume s’est approché de nous, une fois pour toutes. En Christ, un « être nouveau » est déjà là. La tension eschatologique est constitutive de l’aventure de la foi. Dès l’origine la différence chrétienne à l’égard du judaïsme est marquée par l’affirmation de l’inauguration des derniers temps en la résurrection du Christ et par l’attente de la Parousie. On l’aura compris, le deuil des représentations ne met pas fin à la nécessité, pour le théologien, de préciser pour chacun d’entre-nous cet entre-deux de l’histoire du déjà-là et du pas encore, véritable creuset de notre vérité ultime.

Du côté de la charité

Du côté cette fois-ci de la charité, prendre mon sujet sous l’horizon de la mort et du jugement qui l’accompagne, conduit à rendre compte de la consistance propre de l’éthique de la charité dans nos vies quotidiennes. Faisons-nous le bien et aimons-nous uniquement sous l’appel de la rencontre définitive avec Dieu de peur de perdre la récompense de la vision béatifique ou aimons-nous déjà gratuitement en ce monde ? Dans le jugement dernier de Matthieu 25, les hommes sont jugés sur ce qu’ils ont fait ou n’ont pas fait à l’égard de l’affamé, du prisonnier, du démuni, du malade. Justes et injustes sont « surpris » de ce qui s’est joué bien énigmatiquement dans les rapports humains où ce qui est en cause est la vie dans ce monde : nourriture, logement, vêtement, liberté…. Le bien et l’amour donnés ont leur valeur propre. Le jugement de Dieu reste énigmatique et secret. Il est de l’ordre de la révélation et de l’irruption : révélation de qui nous sommes sous le regard de Dieu et révélation plénière de l’amour de Dieu anticipée dans le mystère pascal. L’eschatologie chrétienne n’est pas à confondre avec une quelconque progression morale.

Encore une fois, se placer à l’horizon de la mort personnelle en insistant sur le jugement d’une vie, n’est pas sans risque. Nous risquons alors d’oublier que l’eschatologie individuelle est subordonnée à l’eschatologie universelle. Parce qu’elle annonce la Résurrection des morts, le jugement du monde et l’instauration définitive du Royaume de Dieu, l’eschatologie théologique n’a pas pour fonction, comme le rappelait Pierre Gisel, « de délivrer des “informations sur l’au-delà” ; elle est liée […] à une manière de dire et de vivre le présent pris dans ce qui l’appelle, le soutient et en commande la finalité.»(4)

Finalement, même si penser notre sujet sous le signe de la mort peut apparaître risqué à bien d’un titre, cette intuition nous aura permis de voir la complexité de la question et de mesurer que l’eschatologie n’est sans doute pas à entendre comme simple « achèvement » d’une histoire personnelle mais plutôt comme « accomplissement » de ce qui a déjà été inauguré dans la Pâque de Jésus.. En faisant une distinction subtile entre deux termes qui peuvent être souvent synonymes, je veux insister sur le fait que l’idée d’achèvement porte en elle l’idée d’un moment dernier qui vient mettre un terme à une histoire alors que l’accomplissement de ce qui s’est joué dans le mystère pascal avec la création nouvelle n’est pas soumis à la chronologie du temps, à l’espace ou à l’ordre biologique. La perspective de l’achèvement d’une destinée individuelle est outrepassée par la nouveauté radicale qui s’accomplit à Pâques pour l’ensemble du cosmos.

Cela correspond à ce que dit Paul, quand il désigne la vie de charité, l’amour du prochain en chacun de nous comme une activité de Dieu lui-même qui opère (5) au plus profond de notre être par son Esprit et qui à ce titre, est signe authentique de la véritable foi. Cette vie divine qui est identiquement vie de charité ne peut pas ne pas « s’épanouir et fructifier en amour du prochain dès maintenant ». C’est dire que la rencontre de Dieu dans l’Esprit nous urge d’aimer.

Pour saint Paul, l’homme peut tout au plus aspirer au bien mais ne saurait en aucune façon l’accomplir (Rm 7, 18 b). La charité est fruit de l’Esprit (Gal 5, 22). Mais si Dieu seul peut opérer à l’intérieur de la liberté humaine et lui donner d’aimer, encore faut-il que cette liberté accueille l’Esprit et s’y laisse ordonner. C’est ce que nous allons tenter de préciser.

II. L’urgence de la charité

La charité dans la lumière de Pâque : participation présente à l’amour de Dieu

Comme participation à l’amour de Dieu dévoilé aux hommes en Jésus Christ et répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint (Rm 5,5), la charité témoigne du déjà là du salut. Même si les corpus néotestamentaires présentent assez différemment l’ agapè comme l’a montré Jean-Pierre Lemonon (6), c’est une évidence pour qui lit le Nouveau Testament que l’amour du prochain a une place centrale dans la vie de foi et que la charité envers le prochain est indissociable de sa source divine. « Je vous donne un commandement nouveau : aimez-vous les uns les autres. Comme je vous ai aimés, vous devez aussi vous aimer les uns les autres » (Jn 13, 34). Il ne s’agit donc pas ici de comprendre le commandement de l’amour comme un simple précepte qui viendrait s’ajouter à une liste d’autres.

Les exégètes des écrits johanniques nous ont enseigné qu’il faut comprendre le commandement « entolê » comme le mandat que Jésus a reçu de son Père et qui fonctionne comme une réalité englobante. « Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés, demeurez dans mon amour » (Jn 15, 9) Jean-François Baudoz dans un article sur « Mystique et éthique dans le quatrième évangile » insiste sur le sens de la conjonction « comme » ( kathôs ) ici utilisée. « celle-ci n’a pas seulement un sens comparatif (de même que ) ou quantitatif (à la mesure où), mais aussi un sens causal (parce que). Riche de toutes ces nuances de sens, la conjonction “comme” exprime ainsi “une relation fondatrice” : l’amour du Père pour le Fils est la source de l’amour du Fils pour les disciples ».(7) Ainsi, « le commandement désigne-t-il l’œuvre tout entière du Fils, accomplie par amour, tout comme il désigne l’esprit qui doit animer les croyants. » (8) Dans cette perspective, l’agapè est d’abord la caractéristique essentielle de la relation du Père au Fils, du Fils à ses disciples, des disciples entre eux avant d’être un impératif éthique (9). Don reçu puisqu’il s’origine en Dieu, l’agapè est tout autant le témoignage authentique rendu à la mort et résurrection du Seigneur que partie constitutive de la Révélation dans la mesure où l’interprétation de ce commandement nouveau nous est donnée dans la vie et la mort de Jésus.

C’est ce qui ressort du texte du lavement des pieds chez Jean qui en livre le geste et la parole. Tout commence dans cet évangile par une heure forte. L’heure forte du passage, celle de la Pâque juive que l’on célèbre par un repas ; mais aussi et surtout celle de la Pâque du Seigneur : C’est « l’heure » pour Jésus « de passer de ce monde au Père ». C’est l’heure forte et solitaire de celui « qui avait aimé les siens dans le monde » et qui veut les aimer jusqu’au bout. Mais c’est aussi l’heure des ténèbres puisque le plan de la trahison a déjà été jeté au cœur de Judas par le diable. L’heure forte de ce repas et de cette nuit ouvre une plage restreinte, délimitée et fragile à un rendez-vous de l’amour. Pour signer ce rendez-vous de l’amour, Jésus fait un geste insolite et étrange. « Il se lève de table, dépose son manteau, prend un linge dont il se ceint. Il verse ensuite de l’eau dans un bassin et commence à laver les pieds de ses disciples. » Lui le Maître et Ami prend le rang de serviteur, d’esclave. Mais là, c’est tout autre chose, il ne s’agit pas de propreté et de bain rituel « Celui qui s’est baigné n’a nul besoin d’être lavé ». Il s’agit d’avoir part à la vie du Seigneur, d’avoir part à son amour. Or, impossible d’avoir part à la vie du Seigneur sans voir de quel amour il aime. Lui l’innocent, le juste et le pur vient prendre sur lui la crasse des hommes, et invite ses disciples à le suivre dans ce chemin de service de l’homme en refaisant aux autres ce qu’il a fait pour eux. Ainsi pour trouver le rendez-vous de Jésus, il faut suivre et imiter un homme qui porte un bassin pour laver les pieds des hommes. « Vous devez vous aussi vous laver les pieds, car c’est un exemple que je vous ai donné, heureux si vous le mettez en pratique ». L’homme à suivre est un homme qui soudain ne se comporte plus comme si c’était un déshonneur de faire le travail des esclaves et ne tient pas rancune d’en être sali radicalement. Plus même, il met sa dignité à être de ces serviteurs comptés pour rien. Faisant ainsi, il appelle à bien autre chose qu’à faire le bien ou de servir les pauvres. Il appelle à avoir part à son identité même d’être livré pour la multitude. Ainsi, la charité saisie dans le mystère pascal fait de la communauté des disciples qui la vivent et la pratiquent le témoin des « derniers temps ». On sait que cette notion des « derniers temps » pour les premières communautés chrétiennes était à comprendre en référence à la résurrection du Christ qui inaugurait la fin des temps.

La charité et le temps de l’entre-deux : Témoin d’une histoire en travail

Seulement, ce témoignage des temps derniers par la charité se joue dans l’épaisseur de l’histoire et l’opacité d’un monde qui continue de s’éprouver comme un monde en travail d’enfantement. Bien des scènes de l’évangile nous le disent. Dans cette perspective, le fait que la charité s’inscrive dans les mutations de l’histoire ne la met pas à l’abri des imperfections et des incomplétudes. A vues humaines qui peut dire qu’il mérite le Royaume ? Qui n’a jamais manqué à l’œuvre de charité ? La charité peut être concrètement éprouvée comme toujours à accomplir. C’est particulièrement vrai dès qu’il s’agit de la vision de l’agapè déployée par les synoptiques quand ceux ci demandent que même le persécuteur soit traité avec justice.

L’amour des ennemis est le signe auquel se reconnaissent les enfants de Dieu précise l’écriture lucanienne: « Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle reconnaissance méritez-vous ? Même les pécheurs aiment ceux qui les aiment… Aimez vos ennemis, faites du bien et prêtez sans attendre de retour, et votre récompense sera grande, et vous serez les Fils du très Haut » (Lc 6, 32-35). Pour aimer ainsi, il faut au disciple une intelligence du cœur capable de discerner les comportements dignes d’un amour véritable. Chercher l’authenticité de la charité, s’efforcer de la vivre, c’est finalement adhérer à la loi intérieure que l’Esprit répand et imprime dans les cœurs. Aimer en vérité, c’est dans l’Esprit du Christ, avoir le sens de la volonté du Père et de l’accomplir jusqu’au bout. « Ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu’au bout » (Jn 13,1)

Ainsi la charité, qui est vie du Christ en nous, est intimement liée, comme l’avait vu saint Ignace de Loyola (10), au discernement de la volonté de Dieu qui est communion à son amour des hommes. Aimer les hommes, pour nous, comme pour Jésus, c’est alors discerner « l’heure du Père », boire la coupe de sa volonté pour que soit consommé l’amour qui était dès le commencement. Cette charité christique qui tire sa force du don de l’Esprit ne perd jamais de vue les situations et conditionnements historiques et les relations entre humains. L’auteur de la première épître de Jean l’atteste : « Si quelqu’un dit : “j’aime Dieu”, et qu’il haïsse son frère, c’est un menteur. En effet, celui qui n’aime pas son frère qu’il voit ne peut pas aimer Dieu qu’il ne voit pas » (1 Jn 4, 20). S’il en est ainsi, nous discernons combien la connaissance et l’union à Dieu est essentielle à la Charité. « La charité se règle sur le soleil du Christ. » disait Mgr Rodhain. « alors seulement, elle est exacte. La charité n’est exacte et véritable qu’accordée aux gestes exacts et véritables de l' »Evangile » (11) .

Mais parce que nous ne voyons pas encore le Christ tel qu’il est, notre ressemblance à lui n’est pas encore totale. Nos actes ne sont pas ceux du Christ. C’est dire que nous ne pouvons pas faire de l’ambiguïté et de la limitation de nos existences la mesure de ce qui doit venir. Il faut au contraire, comme l’écrivait Luis Ladaria, « laisser le futur de la pleine manifestation du Seigneur, et de notre pleine participation à sa propre vie, illuminer et guider notre vie présente, et devenir la mesure et la norme de notre existence actuelle. » (12) L’apôtre Paul évoque à l’Eglise de Corinthe ce temps au cours duquel « Le Seigneur éclairera ce qui est caché et mettra en évidence les desseins des cœurs. Alors, chacun recevra de Dieu la louange qui lui revient. » (1 Co 4,6) tandis que le jugement en Matthieu 25 promet que l’humanité sera jugée sur ce qu’elle sera devenue en aimant.

La charité et la surprise de la Parousie L’urgence de la charité aujourd’hui

L’affirmation du Roi-Juge en Matthieu 25 : « C’est à moi que vous l’avez fait… » introduit non seulement la surprise sur le jugement des actes mais aussi un profond retournement sur la vision du Juge lui-même. Comme l’a souligné Louis-Jean Frahier dans sa thèse sur Matthieu 25, « celui qui se donnait comme le centre de toute l’économie dans l’unité qu’il incarne semble alors se diluer dans les innombrables misères humaines, comme si, désormais, tous les hommes et particulièrement les plus petits d’entre eux, le représentaient au point qu’il dise fait à lui ce qui leur aura été fait »(13) .

La surprise eschatologique introduit un autre jugement que celui de la conscience morale. Chacun a fait ou n’a pas accompli son devoir d’homme à l’endroit d’un être humain et peut en juger en conscience. Alors que le jugement du Roi ouvre à tout homme sollicité par autrui l’héritage de la vie éternelle sur lequel il ne peut faire prévaloir aucun droit par lui-même. Ce jugement n’enlève rien à la responsabilité éthique de chacun. En effet les œuvres de miséricordes ont une valeur propre. « Le temps de la responsabilité humaine est le présent dans lequel elle est effective, présent riche de la mémoire qui la nourrit et orienté vers une promesse qui n’est ni un complément, ni un supplément, mais l’indication d’une autre présence, secrète, qui excède toutes nos représentations, jusques y compris dans le jugement que chacun porte sur lui-même ». (14) L’eschatologie du jugement fait droit ainsi à la condition réelle de l’homme et reconnaît la valeur de l’éthique. Mais au plan théologal, la surprise eschatologique met en garde le croyant contre toute spéculation sur les fins dernières. Le dévoilement en cache plus qu’il ne révèle. C’est toute l’existence humaine dans sa confrontation à l’autre qui est prise en compte. Il y a un mystère de la vie qui s’accomplit dans l’agapè ; les œuvres de miséricorde en sont l’esquisse historique. Il s’agit de servir autrui gratuitement.

La seule crise, la seule épreuve du jugement, ce n’est pas la foi ou l’espérance, c’est la charité. La question primordiale de la Bible résonne alors : Qu’as-tu fait de ton frère ? La dimension eschatologique de l’éthique contenue dans ce texte donne au présent toute sa densité de responsabilité qui contraste avec le sentiment de la fuite du temps. Le présent en éthique qui est, nous dit Frahier « le temps de la décision et du faire concrets, est aussi la stase du temps où s’accomplit jour après jour le destin ultime de chacun »(15) La charité se joue au présent. Elle n’attend pas, nous pourrions même dire qu’elle urge. « Pour savoir si j’aime, je n’ai nul besoin d’attendre, j’ai à aimer »(16).

Aussi, la tâche fondamentale de l’Eglise est bien de donner corps à la charité comme le demande l’apôtre Paul aux Corinthiens (1 Co 13). Ce n’est pas sans raison que cet hymne à la charité prend place au sein d’une réflexion ecclésiologique présentant au chapitre 12 l’Eglise comme un corps bien coordonné et au chapitre 14 l’action que l’Esprit y opère par ses dons et charismes. La charité est le charisme de l’Esprit par excellence qui relie chacun aux arcanes du monde à venir par ses actes. Aussi l’urgence de la charité comme mission de l’Eglise ne fait pas de doute . Il s’agit comme l’a écrit J-F Collange de « faire vivre, au sein d’un monde qui meurt de trahir l’amour, cet amour qui lui a donné vie et qui l’entraîne sans cesse à croître en lui.»(17)

Conclusion

Arrivés à ce point, nous pouvons résumer les résultats obtenus de ce bref parcours sur la charité pour une conception de l’eschatologie et des fins dernières.

• Considérée dans son lien avec la charité, l’eschatologie ne saurait être un enseignement sur ce qui va se passer dans un Au-delà. L’eschatologie est attestation de l’importance définitive du présent et du jugement qui s’anticipe dans nos actes. L’action humaine en régime chrétien relève non seulement de l’éthique mais aussi de l’eschatologie.

• Impossible pourtant d’éliminer la tension entre présent et futur, entre réalité actuelle et accomplissement futur. Ces deux pôles doivent être affirmés conjointement pour respecter la continuité sotériologique du dessein de Dieu depuis les origines.

• Si la charité est bien participation présente à la vie de Dieu, en Christ, par l’Esprit, l’eschatologie relève de la vie trinitaire et ne désigne plus les fins dernières comme lieux (Ciel, Enfer, Purgatoire) mais comme personne. C’est le Christ ressuscité qui devient le « lieu », pour que comme l’a souligné Ladaria « ce lieu puisse devenir définitivement Personne »(18)

• C’est dire l’importance de la rencontre avec l’amour du Christ et Seigneur pour comprendre l’eschatologie et son processus transformateur de l’homme pour le rendre capable d’amour, d’unité et de communion. La manifestation du Seigneur plein d’amour et de miséricorde est jugement sur son amour et sur l’ultime vérité de nous-mêmes. Remarquons, à ce titre, qu’en insistant sur la rencontre avec le Seigneur, au détriment des lieux, nous nous engageons dans une théologie des fins dernières où les eschata se personnalisent.

• Enfin, n’oublions pas avec l’évangile de Matthieu 25 que la promesse de la rencontre de Dieu et la révélation de Jésus-Christ n’éliminent pas le mystère de Dieu et de son amour. Ce que notre parcours sur la charité nous enseigne, c’est qu’il ne s’agit pas de spéculer sur le futur des fins dernières mais de nous ouvrir au Dieu plus grand que notre cœur et à nous laisser habiter par son amour. Déjà aujourd’hui, chacun a pu faire l’expérience de la rencontre avec l’amour purificateur de Dieu et sait qu’au cœur de cette « confusion amoureuse » peut naître énigmatiquement une joie qui ne passera pas.


Geneviève Médevielle

Les fins dernières : l’urgence de la rencontre de Dieu
Colloque à l’occasion des 150 ans de fondation des Auxiliatrices

10 novembre 2006
Institut Catholique de Paris

Lire le livre du colloque :
Les fins dernières
Desclée de Brouwer, Paris, 2008

 


(1) Joseph CAILLOT, « Eschatologie et liturgie: résonance de l’espérance », La Maison Dieu , 220, 1999, p. 14.

(2) Document de la Commission théologique Internationale « Quelques questions actuelles concernant l’eschatologie », 7 mars 1992.

(3) Jean-Louis SCHLEGEL, « Doit-on penser autrement l’eschatologie ? » in Collectif, Temps, histoire, espérance, Bruxelles : Publications universitaires Saint-Louis, 1994, p. 11-25.

(4) Pierre GISEL, « Création et eschatologie », in Initiation à la pratique de la théologie, tome Trois : Dogmatique II, Paris : Le Cerf, 1983, p. 715.

(5) Romains 13, 10 « L’Esprit Saint, en opérant en nous la charité qui est la plénitude de la Loi ».

(6) Jean-Pierre LEMONON, « L’Agapè dans le Nouveau Testament », Dir. B-M. Duffé, Agape, Sources et interprétation de la charité, Lyon : UCL- Profac, 1999, p. 41-97.

(7) Jean-François BAUDOZ, « Mystique et éthique dans le 4 ème évangile », Le supplément, 214, septembre 2000, p.39.

(8) Art.cit, p. 40.

(9) Cf : Benoît XVI, Deus Caritas est, Avant d’être la vertu du souci de l’autre, la charité est le mode d’être qui engage notre relation à Dieu (§ 19). Elle s’adresse d’abord à la vie intérieure puisqu’il s’agit de la présence même de Dieu dans nos vies.

(10) Cf : Michel RONDET, « Pour une charité intelligente », Christus, 59, Juillet 1968, p. 371-374.

(11) Jean Rodhain, in Jean COLSON et Charles KLEIN, Jean Rodhain, prêtre, Paris : Editions SOS, 1984, t. II : Le temps des grandes réalisations et du rayonnement mondial , p. 201.

(12) Luis LADARIA, « Les grandes lignes actuelles de la théologie des eschata », Revue de l’Institut Catholique de Paris, n° 45, janvier-mars 1993, p. 40.

(13) Louis-Jean FRAHIER, Le Jugement Dernier. Implications éthiques pour le bonheur de l’homme, Cerf, 1992, p. 182.

(14) Louis-Jean FRAHIER, Op. Cit., p. 405.

(15) Op. Cit, p. 391.

(16) Jean-Luc MARION, « La connaissance de la charité », Communio , n° XIX,6, novembre-décembre 1994, p. 28.

(17) Jean-François COLLANGE, « Foi, espérance, amour et éthique », in Initiation à la pratique de la théologie, tome quatre : Ethique, Paris : Le Cerf, 1983, p. 46.

(18) Luis LADARIA, art. Cit., p. 30.