L’intuition fondatrice de Marie de la Providence n’a pu prendre corps que grâce à la spiritualité ignatienne. D’où cela vient-il, plus profondément que par le hasard de la rencontre ou la grâce des liens d’amitié avec les membres de la Compagnie ? Serait-ce qu’entre cette pensée d’une communauté « qui fût entièrement consacrée à l’Eglise souffrante par la pratique des œuvres de zèle et de charité » et les Exercices spirituels il y aurait une secrète connivence ou même une parenté ? L’urgence de l’heure de la rencontre habiterait-elle aussi les Exercices ?
Seulement, cette question, que nous posons à partir d’un rapprochement opéré bien longtemps après l’époque d’Ignace, est-elle celle des Exercices ? En outre l’opération risque bien d’être fort délicate pour une raison de contexte : l’approche des fins dernières au XIXème siècle est assurément très différente de celle du XVIème ; et il en est de même du rapport au texte des Exercices.
Acceptons donc de traverser le livret ignatien en lui posant une question qui n’est peut-être pas la sienne, mais en l’interrogeant du moins à la manière de son contexte. L’approche des Exercices se fera ici par une lecture du texte – l’expérience des exercices, on le sait, est bien autre chose qu’une telle lecture ; mais le texte donne au moins à voir, sinon l’expérience, du moins sa structure de fond. Y aurait-il un autre chemin pour comprendre la manière dont les Exercices prennent en compte la préoccupation des fins dernières, en accueillir quelque lumière pour envisager aujourd’hui l’eschatologie et se donner une chance de percevoir plus profondément l’importance de la spiritualité ignatienne pour notre vie auxiliatrice ?
Quelle est la place des fins dernières dans les Exercices ? C’est ce qu’il nous faut considérer d’abord ; cela nous permettra de voir ensuite vers quels champs nous porte cette manière d’honorer l’eschatologie.
La question des fins dernières : une question des Exercices ?
Une question réellement présente
Dès l’abord, la finalité dernière des Exercices – « chercher et trouver la volonté divine dans la disposition de sa vie en vue du salut de son âme (1) » – révèle que la préoccupation du salut personnel, si forte à l’époque d’Ignace, n’est pas absente de la démarche, loin de là !
La mort, évoquée comme « la mienne », sans la généralité abstraite de la condition mortelle, et, tout aussi personnalisé, le « jour du jugement » figurent à deux reprises en une place importante : une des manières de vérifier la justesse d’un choix, c’est de « considérer, comme si j’étais à l’article de la mort, la façon de procéder et la norme que je voudrais avoir suivies », ou de « regarder et considérer comment je me trouverai au jour du jugement et penser comment j’aurais voulu alors avoir pris ma décision (2) ». Les mêmes critères sont repris lorsque l’on décide de faire l’aumône à des personnes auxquelles on se trouve affectivement lié (3).
Dans la première des quatre semaines des Exercices , qui fait découvrir le péché et sa gravité, la damnation est présente, et même avec un effet de réel qui fait parfois frémir les accompagnateurs. La grâce demandée dans l’un des exercices est en effet ainsi formulée : « demander honte et confusion de moi-même, en voyant combien d’hommes ont été damnés à cause d’un seul péché mortel et combien de fois, moi, j’ai mérité d’être condamné pour toujours à cause de mes si nombreux péchés (4). » Le péché précipite nettement sur la pente de l’enfer – c’est le cas de « tout homme qui, pour un péché mortel, est allé en enfer, et de beaucoup d’autres, innombrables, qui y sont allés pour moins de péchés que je n’en ai faits (5) » et même de toute cette humanité que la Trinité voit « frapper, tuer, aller en enfer (6). » Ignace ne recule pas devant la proposition d’une méditation sur l’enfer, thème classique des sermons de son temps.
Quant à la théologie des mérites, manière comptable d’organiser les rapports entre la vie terrestre et l’au-delà, elle n’est pas absente des Exercices : elle souligne l’importance de certaines pratiques, par lesquelles « on n’acquiert pas peu de mérites devant sa divine Majesté » comme le choix, pour vivre les Exercices , de se mettre à l’écart de relations ou « de beaucoup d’affaires qui ne sont pas bien ordonnées, en vue de servir et louer Dieu notre Seigneur (7) » ou encore la confession générale (8). On retrouve une évaluation du mérite qu’il y a à combattre et résister lorsque « une pensée me vient de commettre un péché mortel (9) » ou « à bien ordonner ses paroles (10) ».
Cet inventaire a sans doute de quoi faire frémir qui ne connaît pas les Exercices et l’on pourrait craindre qu’il ne détourne qui aurait volontiers envisagé de s’y risquer ! Le regroupement des occurrences ne devrait cependant pas occulter la relative discrétion des Exercices sur les fins dernières, surtout en référence aux mentalités contemporaines.
De fait, dans un contexte où la dramatisation de la mort a fait connaître jusqu’en 1530, aux dires de Jean DELUMEAU (11) un très grand succès à l ‘Ars moriendi , les allusions d’Ignace à la situation de l’homme à l’article de la mort sont d’une remarquable sobriété. Il en est de même pour le jugement : on est loin de la grande fresque du Jugement dernier que Michel-Ange peint entre 1536 et 1541, quelques années avant l’approbation et l’impression du livret ignatien ! Dans la version latine primitive du texte des Exercices , une allusion à des méditations « par exemple sur la mort et d’autres peines du péché, sur le jugement, etc. » que l’on pourrait ajouter aux exercices de première semaine, « bien qu’elles ne figurent pas [dans le livret] (12) », est révélatrice : il était possible d’en donner ; Ignace ne l’a pas fait. Quand on sait en outre que cette allusion est de la main de son secrétaire et n’a pas été reprise dans le texte espagnol qui porte trace de l’écriture d’Ignace, on perçoit encore mieux la discrétion d’Ignace sur ces sujets. Aucune mention non plus, dans les Exercices , des passages évangéliques qui étaient la matière des sermons sur l’enfer (13) ou même des discours eschatologiques de l’évangile.
Ignace parle peu de la prédestination et invite à semblable prudence (14). Il est muet sur le purgatoire, l’un des thèmes pourtant qui, à son époque, pouvaient faire reconnaître un texte catholique d’un texte protestant. Il n’annonce pas la fin du monde et, en cela, se démarque de ses contemporains puisque l’« on a davantage peint, sculpté, décrit et annoncé la fin des temps (et la résurrection générale) au cours des XVème et XVIème siècles que durant le moyen âge classique (15). » Les chrétiens du siècle d’Ignace « rencontraient l’évocation de la fin du monde partout », comme le note Francis RAPP (16); selon l’appréciation de Jean DELUMEAU, « la foule de ceux qui croient avoir entendu la trompette du dernier jour n’a jamais été aussi gigantesque qu’entre 1430 et 1530 (17). » Le « dernier jour » occupe largement plus Luther qu’Ignace.
Quant aux allusions aux mérites gagnés, dans les Exercices , elles sont plus que faibles par rapport par exemple à la comptabilité du prédicateur Olivier MAILLARD : celui-ci va jusqu’à dénombrer les quinze pater d’un rosaire récité quotidiennement pendant les 365 jours d’une année en réparation de 5475 plaies du Christ (18) !
Cette discrétion ignatienne s’accompagne en outre d’une modification des équilibres et perspectives.
Certes, la préoccupation du salut est présente, ainsi que l’urgence d’y travailler, mais l’horizon de la gloire de Dieu et du service l’emportent sur elle : le salut vient généralement en second ; ainsi dans le Principe et Fondement qui figure au porche des Exercices : « L’homme est créé pour louer, révérer et servir Dieu notre Seigneur et par là sauver son âme (19) . » De plus, la création est infiniment plus présente que le salut dans l’ensemble du livret : l’accent est ainsi déplacé de l’eschatologie vers la création.
La « pastorale de la peur » qu’a mise en évidence Jean DELUMEAU est le milieu dans lequel baigne Ignace, mais chez lui la peur n’est pas première ni unique. Elle intervient comme valeur d’appoint ou de secours, non comme levier principal. Elle est présente dans le dernier paragraphe des Exercices (20), avec une hiérarchie entre la « crainte servile », qui « aide beaucoup à sortir du péché mortel là où l’on ne parvient pas à autre chose de meilleur » et la « crainte filiale » qui « ne fait qu’un avec l’amour de Dieu. »
L’exemple de la méditation sur l’enfer est significatif de ce renouvellement de perspective : cette méditation en effet intervient non au début, comme c’est le cas dans d’autres livrets d’exercices, mais au terme de la première semaine, une fois que l’amour miséricordieux de Dieu a été expérimenté et reconnu, et comme pour parachever le mouvement engagé. C’est sur fond d’amour retrouvé, au-delà du péché et même à travers lui, que l’on médite sur l’enfer « afin que, si j’en venais à oublier l’amour du Seigneur éternel à cause de mes fautes, du moins la crainte des peines m’aide à ne pas tomber dans le péché (21). » Ce regard sur l’enfer reste un regard de l’extérieur : l’enfer que je considère, c’est celui dont j’ai été libéré. La méditation se termine par un colloque d’action de grâces parce que le Christ ne m’a pas laissé tomber en enfer (22) . La pastorale de la peur se retourne en pastorale de la gratitude qui utilise même les ressorts de l’imaginaire et de la peur qu’il provoque. L’imaginaire terrifiant s’est certes déployé durant la première semaine, mais Ignace y fait appel en lui faisant jouer le rôle de repoussoir – que jamais je ne me laisse entraîner à choisir ce qui conduit à se perdre -, plus que de menace.
Dans ce retournement, la médiation du Christ, on le voit, joue un rôle décisif.
Le Christ et le sort ultime de l’homme
Tourner son regard vers le Christ
La discrétion quant aux fins dernières et la réorientation d’un discours eschatologique angoissant vont de pair avec la centralité de la figure du Christ. Mais il ne s’agit pas d’une simple coïncidence. A celui qui se décide à faire les Exercices et à « préparer et disposer [son] âme pour écarter de soi tous les attachements désordonnés et, après les avoir écartés, pour chercher et trouver la volonté divine dans la disposition de sa vie (23), Ignace propose un parcours en quatre semaines qui, une fois vécue la première dans la considération du péché, suit le chemin du Christ (24). Le sort ultime de l’homme se joue dans la contemplation du Christ.
Le lien constant qui est établi par le texte entre présence des fins dernières et présence du Christ en donne confirmation. Les deux exemples les plus manifestes sont le colloque qui termine la méditation de l’enfer et la contemplation de l’incarnation. Le premier met la venue du Christ en ce monde au centre de l’histoire d’une humanité dont le sort se décide, avant l’avènement du Christ, durant sa vie comme après sa vie en ce monde, sur l’accueil, dans la foi et dans les actes, de cette venue ; et de là se déploie l’action de grâces envers le Christ qui ne m’a pas laissé tomber en enfer (25). La contemplation de l’incarnation invite à se représenter la délibération des trois personnes divines qui, devant la course effrénée de l’humanité vers l’enfer, « décident en leur éternité que la deuxième Personne se ferait homme pour sauver le genre humain (26) ». Le sort des morts se trouve encore évoqué en deux passages où la présence du Christ est à nouveau décisive : à la charnière entre la semaine de contemplation de la passion et celle de la résurrection, se situe la descente du Christ, non pas en enfer mais aux enfers, pour en tirer les âmes justes (27) – l’interprétation balthasarienne ne remarque pas cette différence entre l’enfer, dans lequel le Christ ne descend pas, dont il barre plutôt la porte, et les enfers, où il va chercher les justes : il n’est pas ici question de péché. Parmi les mystères proposés pour contempler la résurrection, il en est un qui mentionne comment le Christ « apparut aussi, en son âme, aux saints Pères des limbes (28) » et les en retira. Les quelques fois, donc, où il est question du sort des morts dans les Exercices , c’est toujours avec le Christ.
La discrétion d’Ignace sur les fins dernières est en réalité elle-même étroitement liée à la concentration du regard sur le Christ. C’est en effet dans la première semaine des Exercices que la thématique de l’au-delà est la plus explicite, sous la figure notamment de ce à quoi conduit le péché ; ensuite, elle s’estompe. Au lieu même de la préoccupation du salut, vient s’inscrire la contemplation du Christ qui libère de cette angoisse tenace qu’un homme du XVIème siècle connaissait constamment. La figure du Christ remplace les imaginations sur l’au-delà ; elle traite la quête du salut, bien plus que ne le ferait quelque grande fresque de la vie des bienheureux, des tourments de l’enfer ou de l’état intermédiaire du purgatoire. Elle a déjà paru durant la première semaine, dès le premier exercice où l’homme est invité à se remettre devant ce qu’est le péché, avec sa logique qui conduit à la damnation : le colloque se fait alors devant le Christ en croix. Dès que se profile le gouffre infernal vers lequel l’homme risque de se laisser entraîner, le visage du Christ s’offre en vis-à-vis. Ignace n’invite à considérer son propre péché – et donc la perspective de mort qui pourrait en être la conséquence – qu’après ce face-à-face avec le Christ. Ce n’est, de même, qu’après un tel face-à-face que l’on ose lever le voile sur l’enfer, non seulement en n’y étant pas englouti, mais encore en pouvant le regarder avec le Christ. Les fins dernières, c’est du côté de Dieu, en ayant croisé le regard du Christ, qu’il s’agit de les regarder. Et le visage du Christ qui se donne à contempler transforme leur considération.
L’Eternel Seigneur qui est le Verbe incarné
Durant toute la première semaine, le visage du Christ qui vient s’inscrire au cœur de l’histoire pécheresse n’est jamais celui du juge. L’« éternel Seigneur de toutes choses » qui s’offre au seuil des trois semaines de contemplation du Christ est bien une figure eschatologique – « le roi éternel, et devant lui le monde tout entier qu’il appelle, ainsi que chacun en particulier (29) »-, mais ce n’est pas celle du juge. On ne trouve, dans l’ensemble des Exercices , que trois passages où intervienne le jugement (30) : « considérer comment je me trouverai au jour du jugement », à deux reprises, pour prendre une décision ; et, durant la première semaine, pour le deuxième exercice où vient au jour le péché personnel, « me voir grand pécheur et enchaîné, c’est-à-dire m’avançant comme lié de chaînes pour paraître devant le juge suprême et éternel ; prendre pour exemple la manière dont les prisonniers, enchaînés et méritant déjà la mort, paraissent devant leur juge temporel (31) ». Quand intervient le jugement, c’est lui-même que le sujet est invité à considérer. Mais jamais Ignace ne donne à contempler le Christ en juge. Le fait vaut la peine d’être noté dans le contexte d’un XVIème siècle si marqué par l’image de Dieu juge, tandis que, comme l’écrit Francis RAPP, « au-dessus du ‘monde vieilli’, la figure du ‘Dieu vengeur’ se montrait, terrible, prête à lâcher la bride aux cavaliers de l’Apocalypse (32). »
L’« éternel Seigneur de toutes choses » est le Verbe incarné, et l’on passe un long moment à contempler son enfance. C’est elle, plus que la figure du juge, qui, fidèle à la prophétie de Syméon, dévoile les pensées intimes de bien des cœurs (33). Mais aussi dès la nativité, s’entrevoit le terme du chemin : la mort (34). La figure d’eschatologie du Christ est celle d’un Seigneur qui, non seulement rejoint l’humanité sur une terre où sa course la précipite vers l’enfer, mais entre lui-même dans cette condition mortelle, dans la confrontation à la contingence et à la violence. Les fins dernières, ce n’est pas le problème de l’homme seul ; l’humanité du Christ en affronte l’incertitude. Aux jours de la passion, « la divinité se cache, […] elle pourrait détruire ses ennemis et ne le fait pas, […] elle laisse souffrir la très sainte humanité si cruellement (35). » Comme le remarquait Karl RAHNER, une telle place accordée à l’humanité du Christ n’est pas si fréquente lorsque l’on traite des fins dernières : « Examinons un traité théologique ordinaire sur les fins dernières, sur la béatitude éternelle ! Y est-il question, ne serait-ce que d’un mot, du Verbe fait chair ? Tout n’y est-il pas plutôt englouti par la vision béatifique, par le rapport immédiat avec la pure essence de Dieu, rapport qui dépend sans doute historiquement d’un événement passé – celui du Christ – mais qui ne dépend pas maintenant de la médiation du Christ ? (36) »
Ce Verbe incarné est le vainqueur de l’adversaire : le lien est explicitement fait, lors de la contemplation des manifestations du ressuscité, avec la traversée de la passion : « considérer comment la divinité, qui paraissait se cacher dans la Passion , paraît et se montre maintenant si miraculeusement dans la très sainte Résurrection, par les vrais et très saints effets de celle-ci (37) ». La méditation des deux étendards, auparavant, avait mis en face du Christ, vainqueur de Satan : présentant d’abord successivement, en un parallélisme rigoureux, les deux figures de Satan et du Christ, au terme, lorsqu’il s’agit de vivre un colloque, elle fait complètement disparaître Satan. Et ce n’est pas une figure triomphante du Christ qui a obtenu cette victoire, c’est le Christ qui se tient « en un lieu humble, beau et gracieux », qui choisit et envoie, comme sur les routes de Galilée, et qui montre « à tous ses serviteurs et à tous ses amis » le chemin de l’humilité à travers l’humiliation causée par l’opprobre ou le mépris et la pauvreté (38).
Cette victoire n’est pas celle de la force, d’une eschatologie triomphante, elle est celle de la relation.
Revenons en effet à ce premier vis-à-vis avec le Christ, durant la première semaine. Il est offert à l’homme qui n’a pas encore découvert son péché et auquel Ignace a proposé déjà de voir dans quel état le met ce péché : prison et exil, « dans cette vallée, comme […] parmi des animaux privés de raison (39) », bref dans une situation d’absence totale de relation. Le Christ en croix rend à cet homme le chemin de la relation : Il lui donne un vis-à-vis et un interlocuteur, Il lui rend la parole : « Imaginant le Christ notre Seigneur devant moi et mis en croix, faire un colloque : comment, de Créateur, il en est venu à se faire homme, à passer de la vie éternelle à la mort temporelle, et ainsi à mourir pour mes péchés (40). » De fait, ensuite, le regard porté sur le péché va se transformer, sous l’effet de cette rencontre : alors qu’il était auparavant envisagé sous l’angle de ses conséquences et des peines qu’il entraînait, une fois la rencontre du Christ opérée, le péché est reconnu non plus en sa logique de chemin vers l’enfer mais en sa gravité relationnelle : il s’agit de se « remettre en mémoire la gravité et la malice du péché commis contre son Créateur et Seigneur », de « peser le poids des péchés en considérant la laideur et la malice que contient en soi chaque péché mortel commis, même s’il n’était pas défendu » et de « considérer Dieu contre qui j’ai péché (41) ».
Cette renaissance relationnelle avec Dieu s’accompagne d’une remise paisible et reconnaissante au sein de la création et jusque dans la communion des saints : « Cri d’étonnement avec un sentiment accru, en passant en revue toutes les créatures ; comment elles m’ont laissé en vie et m’y ont conservé. Les anges, étant le glaive de la justice de Dieu, comment ils m’ont supporté et gardé, et ont prié pour moi ; les saints, comment ils ont intercédé et prié pour moi ; les cieux, le soleil, la lune, les étoiles et les éléments, les fruits, les oiseaux, les poissons et les animaux ; et la terre, comment elle ne s’est pas ouverte pour m’engloutir, créant de nouveaux enfers pour que j’y souffre pour toujours (42). » De fait, une fois cette première semaine passée, lors des moments cruciaux d’offrande, de décision, d’action de grâce, la « cour céleste » sera là : l’homme est réintroduit dans la relation en Christ qu’est la communion des saints. « La vie de l’homme par-delà la mort se définit par le dialogue et […] ce dialogue se concrétise à partir de la christologie », selon le mot de Joseph RATZINGER (43).
Mais cette définition par delà la mort rend l’homme au monde, sur horizon d’éternité…
La liberté de l’homme en ce monde sur horizon d’éternité
La mise en œuvre de la liberté humaine
Le regard, tiré de l’enfer, s’est orienté vers le Christ ; cette orientation va de pair avec la mise en œuvre de la liberté humaine : voilà qui est bien conforme à la réserve dont faisait part Ignace par rapport à la prédestination : « Nous ne devons pas habituellement parler beaucoup de la prédestination. Mais si, en quelque manière, on en parle parfois, qu’on en parle de telle façon que les gens simples n’en viennent pas à quelque erreur, comme cela arrive parfois, en disant : Que je doive être sauvé ou condamné, c’est déjà décidé ; et que j’agisse bien ou mal il ne peut plus en être autrement. Et ainsi se relâchant, ils négligent les œuvres qui conduisent au salut et au progrès spirituel de leurs âmes (44). » Ignace est attentif à ce que le discours sur les fins dernières n’étouffe pas l’engagement de la liberté humaine.
De fait, la contemplation du Verbe incarné s’accompagne du désir d’« une connaissance intérieure du Seigneur qui pour moi s’est fait homme, afin que je l’aime et le suive davantage (45) ». Et tandis que la figure du Christ prend la première place, la perspective de l’élection devient peu à peu centrale. Il s’agit, tout en contemplant la vie du Christ, de « chercher et demander en quelle vie et en quel état sa divine Majesté veut se servir de nous » et de voir « comment nous devons nous disposer pour arriver à la perfection en quelque état ou vie que Dieu notre Seigneur nous donnera de choisir (46) ». La damnation ou la crainte de l’enfer sont totalement absentes. Mais c’est précisément à propos de l’élection que, discrètement, sans aucune description, encore moins inflation imaginative, intervient la perspective de la mort et du jugement : elle permet de peser le juste poids d’une décision prise aujourd’hui, à la fois devant l’ultime et dans le vis-à-vis décisif. La fin de la section sur l’élection le confirme, puisqu’elle se conclut ainsi : « Après avoir adopté les règles précédentes pour mon salut et ma quiétude éternelle, je ferai mon élection et mon offrande à Dieu (47). » L’élection et le travail consenti pour qu’elle se cueille dans une juste relation de la créature au Créateur ont pris le relais de perspectives menaçantes ou angoissées quant aux fins dernières. C’est précisément une originalité de la proposition d’Ignace, par rapport aux autres livrets d’exercices spirituels, d’avoir donné ainsi une place centrale à l’élection. Mais, de ce fait, le choix reçoit une dimension eschatologique affirmée. Le lien que fera BULTMANN entre eschaton et décision est ici fortement noué.
En prévision de l’élection et pour y préparer, Ignace avait proposé, bien avant l’entrée dans le processus, la méditation des deux étendards, qui met en scène l’Ennemi, Lucifer, et le Christ et situe l’élection sur horizon de combat spirituel. Ni discours de la prédestination ni annonce de l’Antichrist chez Ignace, à la différence de nombre de ses contemporains. En revanche le combat spirituel occupe une place centrale dans les Exercices avec les règles de discernement et la méditation des deux étendards. Cette dernière, en donnant à imaginer Lucifer, « chef de tous les ennemis [… faisant] appel à d’innombrables démons [qu’il] répand, les uns dans telle ville, les autres dans telle autre, et ainsi dans le monde entier, sans omettre ni province, ni lieu, ni état, ni aucune personne en particulier (48) », situe les combats personnels et quotidiens sur un arrière-fond d’une ampleur toute eschatologique. De fait, dans les règles de discernements, le tentateur est désigné comme « l’ennemi de notre progrès et de notre salut éternel (49) ». Plus que de spéculer sur l’au-delà, c’est de combattre qu’il s’agit. Et ce combat est bel et bien de portée eschatologique. « La connaissance des tromperies du mauvais chef et l’aide pour m’en garder ainsi que la connaissance de la vraie vie qu’enseigne le souverain et vrai capitaine, et la grâce pour l’imiter (50) », selon la grâce que l’on demande alors, ont infiniment plus d’importance que le recours à l’imagination, même si celle-ci est sollicitée pour que l’horreur contribue à garder de se laisser séduire par les tentations de l’ennemi.
Election et combat spirituel manifestent que l’Heure décisive prend place dans le temps présent…
C’est dans le monde que l’élection donne à l’homme de trouver la place où exercer cette puissance limitée qui « descend de celle, suprême et infinie, d’en haut ; et de même la justice, la bonté, la compassion, la miséricorde, etc., comme du soleil descendent les rayons, de la source, les eaux. (51) » C’est dans l’ici-bas que s’exerce le combat spirituel. L’importance de la thématique de la création et la place accordée à l’humanité du Christ interdisent à Ignace de fuir ou de mépriser le monde. Il n’écrit pas, comme Erasme, un De contemptu mundi. Sa manière d’honorer l’eschatologie est autre. Elle correspondrait plutôt à ce qu’écrivait Joseph RATZINGER : « La réalité vraie est déjà là, sans que nous puissions montrer où elle est (52). »
C’est bien ainsi que peuvent se comprendre quelques-unes des dimensions fondamentales de la spiritualité ignatienne. L’élection, choix d’un moyen, toujours contingent, mais reçu et posé dans l’union du Créateur et de la créature, n’est-elle pas signe de l’ eschaton dans le transitoire des choix humains ? Le discernement peut être relu comme cet art, à travers les alternances de consolation et désolation et ainsi la fragmentation du temps, de découvrir les traces de Dieu, de retrouver en lui l’appui fondamental, et même de se reconnaître porté dans l’existence par la main indéfectible du Créateur, quelles que soient les alternances (53). Le rapport à toute chose, dans l’indifférence comme dans l’amour, est également traversé par cette secrète eschatologie : ne pas vouloir « davantage la santé que la maladie, la richesse que la pauvreté, l’honneur que le déshonneur, une vie longue qu’une vie courte et ainsi de suite pour tout le reste » mais désirer et choisir ce qui conduit davantage à « louer, révérer, servir Dieu notre Seigneur et par là à sauver son âme (54) », c’est considérer toute chose, non pour elle-même et comme si elle était un vis-à-vis, mais sur l’horizon de la relation fondatrice au Créateur ; c’est s’empêcher de se rapporter à elle sans cet appel de l’en-deçà et de l’au-delà de toute chose. Lorsque dans l’ultime contemplation, « pour parvenir à l’amour », Ignace invite à « regarder comment Dieu habite dans les créatures, […], comment il travaille et œuvre pour moi dans toutes les choses créées sur la face de la terre, […et] et comment tous les biens et tous les dons descendent d’en haut (55) », n’est-ce pas que le regard, longuement travaillé de s’être posé sur le Christ, l’éternel Seigneur entré dans le monde, aspire désormais à se poser sur toute chose « comme s’il voyait l’invisible » ? Il n’y a plus alors qu’à se laisser gagner par l’amour et le service. Point n’est besoin d’imaginer l’au-delà ni de chercher à s’y projeter artificiellement. Il suffit d’entendre son appel à vivre l’ici-bas, dans la rencontre, qui, elle, n’a pas de fin. Comme l’écrivait Henri BOURGEOIS, « ce qui concerne l’au-delà ne peut avoir de sens concret que si cela veut dire quelque chose pour l’expérience actuelle (56). » Où est l’avenir ultime ? Il est remis, dans l’offrande qui, pratiquement au même rythme que la présence de la « cour céleste », scande le chemin.
La discrétion ignatienne n’a-t-elle pas en définitive rendu force et santé à l’eschatologie en la réorientant vers le Christ et un autre regard sur le monde ? Comme le rappelait Joseph RATZINGER, c’est du regard fixé sur le Christ, « de la force de cette tension que dépendent le sens et la vigueur de l’eschatologie, et non de l’intensité des attentes temporelles de la fin du monde ou de son bouleversement (57). » La véritable eschatologie, ce n’est pas celle qui détourne de la fragilité, des douleurs et des combats de l’ici-bas, mais celle qui y renvoie et donne de vivre l’ici-bas comme le lieu décisif de la promesse d’éternité. Et elle est relationnelle. Tout ce que nous pouvons alors reconnaître et croire, c’est que « l’homme est fait pour plus qu’il ne voit (58) », comme l’écrivait Adolphe GESCHE. Et que ce « plus » est en même temps un « avec tous » et avec tout l’univers.
Quant à nous Auxiliatrices, même si la seule référence aux Exercices demanderait à être complétée par un regard porté également sur les Constitutions ignatiennes que reçut notre fondatrice, nous pouvons recueillir de cette lecture une confirmation ou une reconnaissance nouvelle de notre lien à la spiritualité ignatienne : très profondément, les Exercices reposent sur cette intuition que l’appel de l’au-delà renvoie à l’ici-bas. Peut-être Ignace a-t-il sauvé Marie de la Providence d’un danger de son temps, celui de garder le regard fixé sur les âmes du purgatoire ; peut-être nous permet-il de mieux entendre que l’on s’occupe de l’invisible dans le visible et que le visible n’est justement regardé qu’avec son horizon d’invisible, jusque dans les relations.
Sylvie Robert
Les fins dernières : l’urgence de la rencontre de Dieu
Colloque à l’occasion des 150 ans de fondation des Auxiliatrices
10 novembre 2006
Institut Catholique de Paris
Lire le livre du colloque :
Les fins dernières
Desclée de Brouwer, Paris, 2008
(1) N° 1 ; c’est moi qui souligne. Les Exercices spirituels sont cités dans la version du texte espagnol avec la traduction des Ecrits d’Ignace de Loyola publiés sous la direction de Maurice GIULIANI, Paris, 1991.
(2) N° 186 et 187.
(3) N° 340-341.
(4) N° 48.
(5) N° 52.
(6) N° 108 ; cf aussi n° 102.
(7) N° 20.
(8) Cf n° 44.
(9) N° 33 et 34.
(10) N° 40.
(11) Le Péché et la Peur , la culpabilisation en Occident, XIIIème-XVIIIème siècles, Paris, 1983, notamment les chapitres 1 et 2.
(12) N° 71.
(13) Jean DELUMEAU en fait l’inventaire dans Le Péché et la Peur … , p. 417.
(14) N° 366.
(15) Jean DELUMEAU, La Peur en Occident , p. 103.
(16) « Les caractères communs de la vie religieuse » in Histoire du Christianisme, sous la direction de Jean-Marie MAYEUR, tome 7, « De la réforme à la réformation », Paris, 1994, p. 304.
(17) La Peur en Occident , p. 199, cité par F. RAPP, op. cit. , p. 302.
(18) F. RAPP, op. cit., p. 277.
(19) N° 23. On observe que, dans la très grande majorité des cas, lorsque, sur le couple « louange et service »/ « salut » une seul des deux expressions est présentes, c’est la première.
(20) N° 370.
(21) N° 65.
(22) N° 71.
(23) N° 1.
(24) Cf n° 4.
(25) Cf n° 71.
(26) N° 102.
(27) N° 219.
(28) N° 311.
(29) N° 95.
(30) Cf n° 187 et 341.
(31) N° 74.
(32) « Réformes et inerties », in Histoire du Christianisme , tome 7, op. cit., p. 151-152.
(33) Cf Lc 2, 34-35.
(34) Cf n° 116 : le dernier point de la contemplation de la nativité invite à « observer et considérer ce qu[e] ont [les personnages, Marie, Joseph et l’enfant] : voyager et peiner pour que le Seigneur vienne à naître dans la plus grande pauvreté et qu’au terme de tant de peines, après la faim, la soif, la chaleur et le froid, les outrages et les affronts, il meure en croix ; et tout cela pour moi. »
(35) N° 196.
(36) « La signification éternelle de l’humanité de Jésus pour notre rapport avec Dieu », tr. fr. in Eléments de théologie spirituelle, Paris, 1964, p. 38.
(37) N° 223.
(38) N° 144, 145, 146.
(39) N° 47.
(40) N° 53.
(41) N° 56, 57 et 58.
(42) N° 60.
(43) La Mort et l’Au-delà , tr. fr. Paris, 1979, p. 169.
(44) N° 367.
(45) N° 104.
(46) N° 135.
(47) N° 188.
(48) N° 141.
(49) N° 333. C’est moi qui souligne.
(50) N° 139.
(51) N°237.
(52) Op. cit., p. 73.
(53) Je ne peux, dans les limites de cette contribution, qu’être allusive. Je me permets de renvoyer à mon étude sur le discernement ignatien, Une autre connaissance de Dieu , Paris, 1997, notamment dans les chapitres 3 et 4.
(54) N° 23.
(55) N° 235, 236, 237.
(56) L’espérance maintenant et toujours , Paris, 1985, p. 232.
(57) Ibidem , p. 23 .
(58) La Destinée , Paris, 1995, p. 54.