Plus d’un an après son décès, Geneviève prend la plume et s’adresse à Régine, femme de parole et d’écriture, atteinte d’une maladie dégénérative durant les dernières années de sa vie.
Chère Régine,
Femme intensément habitée par le « souci de rendre accessibles les fruits qui naissent de l’écoute aimante de la Parole de Dieu », tu as écouté et parlé pendant de longues années, tu as aidé de très nombreuses personnes à dire leur parole en écho à la Parole de Dieu. Et puis la parole, écrite et parlée, t’a été progressivement enlevée par la maladie.
C’est à cette période que je t’ai côtoyée de plus près. D’une certaine manière, il m’a été donné de mieux te connaître au moment où ce que tu vivais devenait de moins en moins accessible aux êtres de parole que nous sommes. Alors qu’avons-nous vu, senti, touché de toi ? Quel a été pour toi le sens de ces dernières années ? Toi seule, avec le Seigneur, le sais, je le crois et l’espère. Qu’a-t-il été pour nous, pour moi ?
Les nombreux témoignages qui ont suivi ton décès m’ont laissé un sentiment étrange. Je me suis réjouie que tant de personnes expriment ce qu’elles avaient reçu de toi, fassent mémoire de la qualité de ton engagement, de tes dons et compétences au service de l’annonce de l’Évangile, de tant d’amitiés vécues… Mais, pour l’essentiel, les témoignages s’arrêtaient aux années avant ta maladie. Et après ? J’ai entendu le silence sur tes dernières années et j’ai senti comme une révolte monter en moi : est-ce que, parce ce que tu ne pouvais plus communiquer comme avant, tu ne vivais plus ? Loin de moi d’en vouloir à tous ceux et celles qui avaient dit le meilleur de ce qu’ils avaient vécu avec toi. Ils avaient parlé avec le cœur et c’était très bon. Mais je ne pouvais pas m’arrêter là. Je t’ai vue, comme tant d’autres sœurs dans leur grand âge, auxiliatrice jusqu’au bout. Un peu grâce à des attitudes qui, pendant encore longtemps, laissaient paraître ce qui avait été travaillé en toi au long de ta vie ; et un peu aussi, plus peut-être, dans la foi, parce que ta simple existence, les soins qui t’étaient prodigués, l’attention de tes sœurs de communauté, exprimaient ta dignité humaine et ton appartenance au corps missionnaire que nous formons toutes ensemble, quelle que soit la situation de chacune.
Je te revois dans un EHPAD parisien, attentive aux enfants et aux jeunes que tu côtoyais dans le jardin. Je te revois te sentant investie de la mission de t’occuper de ta voisine plus perdue que toi, au point que cela devenait assez compliqué pour le personnel. Au-delà des inconvénients pratiques que cela a pu avoir, je suis restée émerveillée de ton attention aux autres si profondément enracinée. Dans ce lieu, je t’ai vue femme pour les autres, au-delà, peut-être, de ce que toi-même pouvais en percevoir.
Je te revois plus tard à Versailles dans le salon de l’espace protégé, allant de personne en personne, t’approchant, te penchant maternellement, avec l’air de te sentir responsable de chaque résident. J’en ai reçu de la tendresse, une joie discrète et profonde. La vocation d’auxiliatrice qui t’avait façonnée au long des années transparaissait à mes yeux dans ces moments.
Je te revois aussi hésitante pour retrouver le chemin de ta chambre, te demandant ce qu’il fallait faire maintenant, l’air perdue, ou parfois angoissée et irascible dans ton impuissance… La Régine d’avant la maladie était tellement loin ! Tu étais pourtant bien Régine et je sentais que je voulais t’honorer parce que tu étais une personne, toi, unique, différente mais la même avant la maladie et malade. A ce moment-là j’ai appris de toi ce que signifie l’inviolable dignité humaine ; et à cause de cela je peux dire que tu étais pour moi auxiliatrice en mission.
C’est à toi que j’écris, Régine, mais avec toi si tu veux bien, je m’adresse aussi à toutes les sœurs qui ne sont plus actives. Merci à vous toutes d’être, quelle que soient votre étape de vie et votre état de santé, auxiliatrices en mission. Certaines d’entre vous vivent comme elles peuvent leurs difficultés à communiquer ; certaines vivent avec patience les repas qu’elles ne trouvent pas agréables ; d’autres attendent trop longtemps l’aide-soignante ; d’autres encore demandant quel jour on est ; certaines regrettent des réactions qu’elles ont malgré elles ; certaines disent qu’elles ont du mal à prier et justement, en exprimant cette difficulté, montrent leur amour du Seigneur ; dans toutes les situations, je vous suis reconnaissante d’être mes sœurs passionnées jusqu’à l’extrême de vos forces par la vie du monde et de l’Institut. Je vous suis reconnaissante parce que je vous vois vivre le N°31 de nos Constitutions : « À toutes ses étapes notre vie doit être animée du même élan apostolique et missionnaire. Dans la maladie, la passivité, le vieillissement, nous sommes appelées à vivre à une nouvelle profondeur notre vocation d’Auxiliatrices ».
Merci Régine de nous avoir fait le cadeau de ta vie à chacune de ses étapes. Merci d’avoir mis tes dons au service de tous quand tu le pouvais et merci d’avoir simplement vécu ta vie jusqu’à la fin quand tu ne maîtrisais plus rien.
Geneviève
(Extraits)